La lumineuse cérémonie d’obsèques organisée à la Maison de l’Amérique latine le 19 juin l’a illustré avec splendeur : Alain Touraine était un homme aimé des siens et respecté par ceux qu’il aura côtoyés et formés tout au long de sa vie de chercheur. Ses enfants Marisol et Philippe ont trouvé les mots pour dire ce qu’ils doivent à cette autorité aimante, Michel Wieviorka et François Dubet ont dit leur dette à l’endroit d’un maître exigeant, Edgar Morin a évoqué les moments forts d’un compagnonnage intellectuel près d’être centenaire, et Laurent Berger ce que la CFDT doit au travail intellectuel de l’analyste des mouvements sociaux.
La présence des « politiques » au premier rang de l’assistance, en formation « comité central » serait-on tenté de dire, aura étonné sans doute les participants les plus attachés à une certaine idée de l’indépendance des intellectuels, dont Touraine, précisément, incarnait la nécessité. Mais elle ne doit pas surprendre : c’est aux politiques que le sociologue n’aura cessé de s’adresser tout au long de sa vie, les pressant de prodiguer leurs meilleurs soins à la société, les invitant à prendre acte des changements qui l’affectent, les incitant à s’arc-bouter contre les vents mauvais du populisme. Et si le sociologue s’attristait de ne pas être mieux entendu par son parti de cœur, le PS, jamais il ne renonça à convaincre cette gauche européenne et écologiste de la nécessité de procéder à un aggiornamento de l’action politique.
On ne jurerait pas, bien sûr, que Sylvain Attal, Jean-Michel Blanquer, Bernard Cazeneuve, Olivier Faure, Pierre Moscovici, Michel Sapin, présents parmi d’autres à l’Amérique latine, auront été les élèves les plus assidus de cette académie-là, mais enfin ils étaient présents autour du cercueil, et Touraine en aurait été heureux : au moins le message aura-t-il été entendu à défaut d’être pris en compte.
D’où vient alors le malaise qu’éprouve l’éditeur qui a accompagné le sociologue depuis la fin des années 70, et dont les liens d’amitié avec lui seront demeurés constants depuis lors ? Pour le dire d’une phrase : du sentiment que son formidable travail d’exploration des conditions nouvelles dans lesquelles l’action politique doit apprendre à se déployer aujourd’hui n’est pas débattu comme il le devrait. Touraine en souffrait. Mais il ne s’en plaignait jamais, je puis en témoigner.
Ce travail, engagé il y a plus de dix ans, et amorcé par la publication de la Fin des sociétés (Seuil, 2013), aura été ponctué d’ une série d’études : Nous, sujets humains (Seuil, 2015), Le Nouveau siècle politique (Seuil, 2016), Défense de la modernité (Seuil, 2018) et La Société de communication et ses acteurs (Seuil, 2021). Cinq livres dont j’aurais été l’éditeur attentif et engagé auprès de lui. On peut en résumer ainsi l’articulation générale.
Depuis quelques décennies, toutes les institutions sociales (la famille, l’école , les systèmes de protection et de contrôle social, l’Etat, la politique elle-même, etc.) se délitent sous nos yeux et nous abandonnent à un terrible sentiment d’impuissance face à ce que nous percevons comme l’engloutissement progressif de la société dans les eaux marécageuses de la postmodernité. Mais là où meurt le vieux monde germe le nouveau, et Touraine trace les contours de cette hypermodernité qui vient et qu’il regarde comme une chance pour la société, et d’abord pour son pilier central, ce principe d’égalité des droits tant revendiqué et qui se trouve porté aujourd’hui par de nouveaux mouvements sociaux , au premier rang desquels se trouvent les femmes et les migrants. C’est ainsi que nous sommes sortis de la société industrielle sans trop nous en apercevoir, en adoptant pourtant un langage nouveau. Fini le langage de la bonne vieille lutte des classes issue d’un autre paradigme, place au sujet de la société globalisée, capable de création et de transformation de son environnement, place à la revendication universelle des droits. Certes, les périls ne manquent pas à l’orée du monde nouveau et le risque est grand de voir la démocratie débordée par les revendications identitaires, la haine de l’autre et l’exclusion. Telle est notre actualité. A nous de conjurer ces menaces, analyse Touraine, en consacrant nos forces politiques et sociales à la réduction des inégalités, à l’éducation et à la recherche, à la démocratisation des rapports de travail et de production, à la vigilante défense de l’exercice des libertés publiques contre la logique de l’offense, en ne cédant jamais sur l’affirmation de la dignité de chaque être humain, d’où qu’il vienne et où qu’il aille . Bref, dit-il, en nous engageant pleinement sur la voie de cette subjectivation, qui est tout à la fois « la condition et le propre » de la société de communication, la nôtre désormais, mais aussi le mode de socialisation par excellence à l’ère de l’hypermodernité.
Je ne sais si Touraine se serait reconnu dans ces quelques phrases faites pour introduire à une pensée riche et complexe. Mais je devine qu’il m’y aurait encouragé en partageant avec moi la frustration qu’engendrent les éloges trop éloignés de l’urgence à agir.
Jean Birnbaum, « Alain Touraine, sociologue », Le Monde, 10 juin 2023 ; Michel Wieviorka, « Alain Touraine aidait les gens à construire et à se construire », Libération, 13 juin 2023 ; Edgar Morin, « Alain Touraine fut l’un des rares sociologues à se passionner pour tout ce qui est vivant », Le Monde, 14 juin 2023 ; François Dubet et Michel Wieviorka, « Alain Touraine était un sociologue engagé n’ayant jamais confondu l ‘analyse et l’action », Le Monde, 14 juin 2023 ; Jacques Julliard, « Hommage à Alain Touraine », L’Obs, 15 juin 2023. Dans La Vie comme un livre (Paris, Philippe Rey, 2020), j’évoque mon travail d’éditeur auprès d’Alain Touraine depuis la fin des années soixante-dix jusqu’à son décès.
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