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  • Photo du rédacteurOlivier Bétourné

Deux amis


J’ai perdu deux amis cet été.

Gilles Perrault, mort le 3 août à Sainte-Marie-du Mont, et Jacques Julliard, décédé le 8 septembre à Bourg-la-Reine.

Ils ne se connaissaient pas, n’avaient probablement prêté aucune attention particulière l’un à l’autre, et rapprocher leurs destins étonnera sans doute le lecteur de ces lignes. C’est que je les aimais tous les deux.

Gilles, l’homme du Jour J qui vous promenait sur Omaha Beach comme on illumine un champ d’honneur, l’homme du secret qui exhumait pour vous, et avec quelle précision, l’héroïsme clandestin des combattants de l’Orchestre rouge ou de la résistance française. Gilles, fasciné par l’excès auquel il semblait souvent près de succomber lui-même, chroniqueur magnifique du combat d’Henri Curiel, ce militant communiste et anticolonialiste mort assassiné le 4 mai 1978 sous les balles d’ un commando d’extrême droite infiltré par le renseignement français : pour celui qui avait, six ans auparavant, défié les institutions policière et judiciaire en dénonçant l’ enquête et l’instruction bâclées qui avaient conduit Christian Ranucci à la mort, c’était une façon de retourner au front. Pierre Goldman serait exécuté à son tour à peine plus d’un an plus tard, victime non pas de la guillotine mais d’ un commando se réclamant de l’honneur de la police. Il ne faisait pas bon alors traîner dans les parkings ou dans certaines rues de Paris quand on avait entrepris de défier l’autorité de l’Etat.

Mais défier l’autorité de l’Etat, c’était décidément l’affaire de Gilles. Hassan II en fit ensuite les frais, et le Palais trembla à Rabat sous le coup des révélations qui mirent à mal, pour un temps, les relations franco-marocaines. On n’imagine pas le rôle que joua Notre ami le roi dans l’affermissement du mouvement démocratique au Maroc (ce dont témoignèrent les principaux intéressés le 8 août dernier, à l’occasion de l’inhumation de Gilles, chez lui, à Sainte-Marie-du-Mont) .

Les passions de Gilles je les partageais, je l’écoutais comme on écoute un grand frère. Et puis j’aimais chez lui cette façon de se singulariser dans sa famille politique en revendiquant le fédéralisme européen. Il avait la passion des Lumières, j’y consacre mon travail d’historien.

Gilles Perrault qui écrivait à la main et dont je fus le dernier éditeur.


Mais peut-on se dire l’ami de quelqu’un que l’on ne voit plus qu’épisodiquement ? Oui sans doute, puisque Jacques Julliard et moi le disions et l’écrivions l’un de l’autre.

Nous eûmes notre premier entretien au printemps 1978. Jacques s’apprêtait à quitter Vincennes pour entrer à l’Ecole des hautes études, il était résolu à consacrer plus de temps au Nouvel Observateur où il était appelé à exercer comme éditorialiste : il lui fallait donc trouver quelqu’un qui allégerait sa charge au Seuil où il dirigeait plusieurs collections. Ce quelqu’un ce serait moi, et rien, vraiment rien ne le laissait alors supposer.

J’avais 27 ans, j’étais tout imprégné encore de mes engagements d’après 68, plein de générosité sans doute mais peu susceptible de la moindre concession « théorique ». Jacques me reçut, m’interrogea sur mes lectures du moment, et la courtoisie des premières répliques nous conduisit comme de juste sur la voie d’un échange plus serré entre deux façons de voir le monde et d’envisager la vie, lui « deuxième gauche » et moi « marxiste révolutionnaire » : à l’époque on ne mettait pas son drapeau dans sa poche. Tout indiquait que nous en resterions là dans la confrontation de nos façons d’être respectives, et je me préparai, en sortant de l’entretien, à retourner à la précarité de mon statut de lecteur-pigiste. Pourtant, lorsque le directeur littéraire de l’époque l’interrogea sur sa décision, Jacques lui répondit sans hésiter : « Je le prends ».

Loin de s’estomper à compter de ce jour, nos différends intellectuels prirent au contraire leur rythme de croisière dans la permanence du débat critique auquel nous invitait le Seuil. Jacques ne me lâcha jamais dans les turbulences de la vie littéraire et il me demanda même d’assurer l’édition de ses propres livres. Je ne le lâchai jamais moi non plus. A l’heure du passage de relais entre lui et moi au Seuil, il fit preuve de pédagogie et de gentillesse jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à son départ dans des conditions que j’ai rapportées dans mes Mémoires. Je ne sus jamais ce qui l’avait incité à me « prendre » au moment critique. Mais il est bien clair que cette décision scella l’amitié.

Je lui dois aussi ce que la deuxième gauche aura apporté de meilleur au débat politique et intellectuel alors si vivant au Seuil. Jacques m’écrivait en 2020 : « Avec le recul du grand âge, des différents lieux que j’ai connus, je n’ai conservé que la qualité humaine des acteurs. En ce sens, je n’ai jamais été rocardien, même si je me suis fait longtemps quelques illusions sur ces hommes, qui ne valent pas mieux que les mitterrandistes. C’est à la CFDT que j’ai laissé mon cœur, car j’ai trouvé là-bas, pour ma vie entière, ‘ des hommes selon mon cœur ‘, justement, comme dit Jean-Jacques Rousseau. »

Gilles Perrault, Jacques Julliard. Deux amis qui ne se connaissaient pas, deux hommes d’exception que tout, apparemment, opposait.


Gilles Perrault : Le Secret du Jour J (Fayard, 1964) ; L’Orchestre rouge (Fayard, 1964 et 1989) ; Le Pull-over rouge (Ramsay, 1978 ; Fayard, 1994) ; Un homme à part (Barrault 1984 ; Fayard, 2006) ; Notre ami le roi (Gallimard, 1990 et 1992) ; Grand-père (Seuil, 2016).

Jacques Julliard : Fernand Pelloutier et les origines du syndicalisme d’action directe (Seuil, 1971) ; La Faute à Rousseau (Seuil, 1985) ; Autonomie ouvrière. Etudes sur le syndicalisme d’action directe (Gallimard-Seuil, 1988) ; Le Génie de la liberté (Seuil, 1990) ; Ce fascisme qui vient (Seuil, 1994).

Olivier Bétourné : La Vie comme un livre. Mémoires d’un éditeur engagé (Philippe Rey, 2020).


Photo Gilles Perrault © Louis Monier/Bridgeman

Photo Jacques Julliard © Sophie Bassouls

D.R.


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