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  • Photo du rédacteurOlivier Bétourné

Edition : esprit de résistance, es-tu là ?

      Le rachat du groupe Hachette par Vincent  Bolloré a vraiment de quoi inquiéter. Il ne s’agit  certes que du énième épisode du mouvement  de concentration qui affecte  l’industrie de l’édition depuis les années soixante, et nul ne saurait contester qu’en matière de  concurrence,  les règles françaises et européennes ont été respectées : en contraignant Bolloré à revendre le groupe Editis pour s’assurer de la pleine propriété du premier groupe d’édition français, la Commission de Bruxelles a, de ce point de vue,  parfaitement rempli son office.

    Mais  le problème n’est pas là. Ce qu’il y a d’inquiétant, dans cette affaire,  c’est la détermination du nouvel acquéreur à imposer ses convictions idéologiques via ses organes de presse et d’édition. Or, Vincent Bolloré est un  croisé assumé de « l’Occident chrétien », le promoteur engagé d’un catholicisme conservateur qu’il regarde comme le dernier rempart d’une société française en proie à  la « décadence »  des mœurs et menacée dans son « identité ». Dans cette perspective,  le premier  groupe français d’édition est évidemment une prise de choix pour lui, quand on considère la valeur patrimoniale des marques d’édition récemment acquises  : Fayard, Grasset, Stock, Calmann-Lévy, Lattès, le Livre de poche notamment. 

     Car tout indique que Bolloré entend agir avec ses nouvelles maisons  comme il l’a fait avec les organes de presse qu’il a acquis ces dernières années, certains d’entre eux, justement, à l’occasion de la prise de contrôle du groupe Lagardère. Et à  qui douterait de la détermination du milliardaire breton à faire valoir ses options religieuses par le biais de ses nouveaux médias, on suggérera d’observer comment le Journal du dimanche, Paris-Match et Cnews, notamment, s’apprêtent  à rendre  compte du débat parlementaire qui s’ouvre ces jours-ci  sur la fin de vie. Le « Bien mourir » est un des thèmes favoris du croisé,   on peut donc s’attendre  à une déferlante : les présentateurs vedettes de Cnews et les journalistes en vue du JDD et de Paris-Match épouseront à cette occasion , on en fait ici le pari,  la ligne ultra conservatrice de leur propriétaire. 

    Du point de vue politique, les choses ne sont pas moins claires : la presse du groupe soutiendra jusqu’au bout Jordan Bardella afin de lui assurer la plus large victoire aux  Européennes de juin. Après avoir  misé  un temps sur l’émergence d’Eric Zemmour via Cnews, le propriétaire de la chaîne d’information en continu s’est  fait plus consensuel : une alliance des droites assurera plus certainement la victoire à la prochaine présidentielle, il en est désormais convaincu, et les trois pages  consacrées par le JDD au vainqueur annoncé  ont confirmé il y a huit jours les intentions  du patron  du Fox news à la française. 

    Mais l’édition ? Faut-il vraiment s’alarmer pour les maisons du groupe Hachette quand l’une d’entre elles seulement  a vu son management bousculé par les sbires du nouveau propriétaire? Eh bien oui, et cela ne fait aucun doute. Isabelle Saporta, PDG de Fayard, a été éjectée de son siège parce qu’elle refusait d’accepter que le groupe use de la marque dont elle avait la responsabilité lorsque le « besoin » s’en ferait sentir,  à commencer par l’édition du prochain livre de … Jordan Bardella. Viendraient sans doute après lui, si l’on en croit la rumeur, ceux d’Eric Zemmour, de Philippe de Villiers et de plusieurs chroniqueurs de Cnews . 

    Deux choses me frappent dans ce scénario d’une conquête annoncée. La passivité des opérateurs concernés et le peu d’attention prêtée par l’opposition politique à cette offensive de  l’extrême droite dans l’édition.

    Au registre de la passivité, on se souvient de la résistance acharnée qu’avaient au contraire opposé les journalistes d’i-Télé transformé en Cnews en 2016 au terme  d’une campagne féroce de reprise en main par les équipes du nouvel acquéreur, mais également  de la résistance des journalistes du JDD lorsque Geoffroy Lejeune, journaliste d’extrême droite, accepta d’en prendre la direction pour la plus grande satisfaction de son nouveau propriétaire. On se souviendra encore de la résistance opposée récemment  par Isabelle Saporta (et ses équipes) à la violence des menaces et des propositions  d’une extraordinaire bassesse avancées par les mêmes pour la contraindre à céder – ainsi de l’offre qui lui fut faite de  tripler son salaire en échange de la fameuse licence. Les journalistes du JDD ne cédèrent pas plus que ceux d’i-Télé, la patronne de Fayard ne céda pas davantage. Et si  les uns et les autres on dû finalement quitter le navire, qui osera dire que cette résistance aura été inutile ? Que les chef(fe)s des  autres maisons du groupe aient préféré se faire oublier en se terrant bien profond dans leurs abris à l’heure de l’offensive n’y changera rien. 

     Quant à l’opposition politique, on voudrait que cette offensive culturelle sans précédent aiguise sa réflexion sur la nécessaire protection du catalogue des éditeurs. Car si la liberté d’expression passe bien sûr par la libre acquisition/création des structures d’édition, dans le respect des règles assurant  la nécessaire diversité cela va de soi, il est foncièrement    illégitime, de ce même point de vue,  que le premier milliardaire venu puisse s’emparer et violer en toute liberté un catalogue intellectuel et littéraire lentement accumulé au fil  du temps par d’autres que lui, sans que les dépositaires de ces trésors patrimoniaux aient voix au chapitre. Certains organes de presse, comme le Monde,  ont trouvé la parade statutaire, soyons  à notre tour, nous autres éditeurs, suffisamment imaginatifs et combatifs pour  imposer des règles équivalentes  en vue de protéger le fonds éditorial de nos maisons. 


Voir Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin, « La vraie fausse retraite de Vincent Bolloré », Le Monde, 21 avril 2023. Olivier Bétourné, La Vie comme un livre : Mémoires d’un éditeur engagé, Paris, Philippe Rey, 2020.


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