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  • Photo du rédacteurOlivier Bétourné

Le Maréchal, la droite et le Président

Le président de la République a donc sèchement sermonné sa première ministre mardi 30 mai : on n’use pas d’« arguments moraux » contre l’extrême droite, a-t-il déclaré devant des ministres médusés. Dire que le Rassemblement national est « l’héritier de Pétain », comme l’avait déclaré Elisabeth Borne 48 heures plus tôt sur radio J, est une faute politique, a-t-il insisté. Si l’on veut gagner contre elle, il y faut « du réel et du concret », pas « des mots des années 90 qui ne fonctionnent plus ».

Pour un peu, on embrasserait Elisabeth Borne. D’abord parce que si le président n’en est décidément pas à une faute de goût près, décocher ainsi le coup de pied de l’âne à celle qu’il lâchera, chacun l’a bien compris, aussitôt qu’il n’aura plus besoin d’elle frise la provocation lorsque le même confie le soin à son ministre de l’Intérieur de négocier avec la droite les termes d’une loi sur l’«immigration » .

Loi sur l’« immigration » ? A l’origine, le projet gouvernemental, tel que le ministre de l’Intérieur et le ministre du Travail l’avaient présenté à la presse en novembre 2022, devait comporter un volet « sécuritaire » (« être méchants avec les méchants et gentils avec les gentils » avait résumé Gérald Darmanin au Monde) et un volet « intégration » (régularisation des travailleurs «illégaux » susceptibles de répondre aux « besoins » des métiers en tension). Et puis la fronde populaire et parlementaire à propos des retraites est passée par là, le gouvernement a retiré son projet, la droite a avancé le sien, et voici le Président, redoutant d’être débordé par les Républicains, qui décide de négocier avec elle.

Que veut-elle exactement, cette droite ? Ses leaders (Eric Ciotti, Bruno Retailleau et Olivier Marleix) l’ont expliqué sans ambages au JDD : il s’agit d’émanciper la République du « gouvernement des juges » (aux oubliettes la hiérarchie des normes, la soumission des lois à l’autorité du Conseil constitutionnel, la primauté des traités européen sur la loi française lorsque « les intérêts fondamentaux de la nation » sont menacés), de « rendre la parole au peuple » (par une réforme constitutionnelle autorisant le référendum sur l’immigration), de faire de l’ « assimilation » une condition d’accès à la nationalité française, de restreindre le droit du sol. Autrement dit : adieu l’Europe, adieu l’Etat de droit tel que la France l’a édifié depuis deux siècles, adieu l’esprit des Lumières.

C’est que la droite conservatrice française a décidé d’aller chasser sur les terres de l’extrême droite depuis la dernière présidentielle. Et si le prétendu « Grand remplacement » ne fait pas encore partie de son arsenal rhétorique (seuls Eric Zemmour et les siens revendiquent explicitement Renaud Camus), toute son argumentation y tend : confusion entre immigration légale et immigration clandestine, manipulation des chiffres (on « confond » le nombre de ceux qui ont obtenu l’asile avec celui des demandeurs, on « oublie » que les étudiants représentent un tiers environ des titres de séjour accordés en 2022) , mensonges à propos du regroupement familial (qui ne représente que 4% de l’ensemble des titres accordés), etc.

La vérité, rappelle François Héran, professeur au Collège de France, c’est que « la France occupe une position très inférieure à la moyenne » eu égard à la progression de la part de l’immigration dans la population totale : +36% en vingt ans, contre + 60% pour l’ensemble de l’Europe. Les immigrés représentent aujourd’hui 10,3% de la population, et rien, mais vraiment rien n’autorise à prophétiser ce qu’annoncent les apprentis-sorciers de l’extrême droite. Ces vérités (et bien d’autres) ont été rappelées –et avec quelle force- par Hervé le Bras, Patrick Weil, Catherine Wihtol de Wenden le 5 mai à la Maison de l’Amérique latine à l’occasion d’une Rencontre organisée par l’Institut Histoire et lumières de la pensée et dont on peut visionner la séance via ihldp.com .

On a vraiment honte d’avoir à le rappeler. Mais il faut dire à ces Messieurs-dames (qui vont sans doute, pour la plupart, à la messe et sont peut-être les mêmes qui manifestaient dans la rue contre le mariage gay et l’extension de la PMA aux couples du même sexe), oui, il faut rappeler à ces Messieurs et ces dames que vivre avec son conjoint entouré de ses enfants n’est pas un « luxe » réservé aux « nationaux », qu’un étudiant étranger est une richesse potentielle de plus pour un pays appelé à relever les défis technologiques et environnementaux que l’on sait, que la rencontre avec l’ « autre » n’est un enrichissement qu’ à condition que celui-ci ne soit pas enfermé dans un ghetto de banlieue ou dans un centre de rétention administrative, que le monde d’aujourd’hui (avec ses guerres, ses catastrophes naturelles, ses persécutions religieuses) générera de plus en plus de migrations de populations en périls et que les murs de la honte que d’aucuns érigent ici et là de par le monde, et parfois en Europe même, n’y pourront rien. Ne pas craindre non plus d’ invoquer le réalisme démographique, c’est-à-dire le langage que la plupart d’entre eux comprennent d’habitude le mieux : celui de l’intérêt économique.

On voudrait espérer enfin que la curiosité et l’accueil (et non pas l’étroitesse de vue des mauvais comptables), la régulation (et non pas le tout-sécuritaire), le respect (et non pas l’arrogance), bref « l’esprit de civilisation » prenne le dessus à l’heure où s’annonce le vote d’une nouvelle loi – la 22è depuis 1990…-, une loi qui nous engage autant qu’elle engagera le sort des plus démunis. On voudrait surtout qu’elle ne soit pas le pendant des décrets que prit le régime de Vichy contre les étrangers, pour la plus grande honte de la France. Afin que nul ne soit tenté de dire que le Rassemblement national n’est pas le seul parti à être l’héritier de Pétain, mais que la droite conservatrice s’efforce de s’assurer d’une part de la succession , et que vous-même, Monsieur le Président, n’hésitez pas à vous engager dans une alliance douteuse avec elle (ce que vous appelez « du réel et du concret » ?) sans trop vous soucier de la situation dans laquelle vous mettez ceux qui se sont ralliés à votre candidature au deuxième tour des deux dernières présidentielles et qui, c’est à craindre, ne vous le pardonneront pas.


Gérald Darmanin et Olivier Dussops, Le Monde, 3 novembre 2022 ; François Héran, « Le débat public en France sur l’immigration est sans rapport avec la réalité », Le Monde, 10 novembre 2022 ; Eric Ciotti, Olivier Marleix, Bruno Retailleau, « Plan contre l’immigration », Journal du dimanche, 21 mai2023. Hervé le Bras, Le Grand remplacement n’existe pas, Paris, Grasset, 2022.

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