top of page

Edition : Halte aux prédateurs !

  • Photo du rédacteur: Olivier Bétourné
    Olivier Bétourné
  • 5 sept.
  • 5 min de lecture

(Tribune parue dans Le Monde du 3 septembre 2025 sous le titre : « Les maisons d’édition doivent protéger leurs fonds contre l’extrême droite »)


     

      On s’en souvient : l’autorisation  accordée par Bruxelles  au rachat de Lagardère par  le groupe  de Vincent Bolloré  avait suscité bien des inquiétudes  au printemps  2023. En apparence, pourtant,  pas de quoi fouetter un chat :  il ne s’agissait, somme toute, que du énième épisode du mouvement de concentration qui affecte l’industrie du livre depuis les années 1960, et, d’ailleurs,   Bruxelles avait conditionné son agrément  à la revente par  l’acquéreur   d’un certain nombre d’actifs. C’est ainsi que  Vivendi  se mit en conformité  avec la réglementation européenne en matière de concurrence.  

    Mais le problème, au fond, n’était pas là. Si les éditeurs et les libraires  s’inquiétaient tant, c’est d’abord parce qu’Hachette Livre, filiale de Lagardère, était sur le point de tomber entre les mains d’un actionnaire bien décidé à mettre  ses nouvelles acquisitions  au service de ses convictions idéologiques. 

      Vincent Bolloré est un croisé de l’ « Occident chrétien », le promoteur engagé d’un catholicisme conservateur qu’il prétend ériger en ultime rempart d’une société en proie à la « décadence » et menacée dans son « identité ».  Dans cette perspective, l’acquisition du premier groupe français d’édition constituait une prise de choix, quand on sait la valeur patrimoniales des marques en jeu : Fayard, Grasset, Stock, Calmann-Lévy, Lattès, le Livre de poche, notamment. 

     Deux ans plus tard, force est de constater  que  l’inquiétude était parfaitement justifiée et que Vincent Bolloré agit avec Fayard, l’un des fleurons du groupe Lagardère,  comme il l’a fait avec les organes de presse qu’il a acquis ces dernières années : I-Télé (devenue  CNews en 2017), Europe 1 et le Journal du dimanche. Liquidation des anciennes équipes dirigeantes et éditoriales, installation de nouveaux responsables aux convictions  bien trempées, recrutement d’auteurs qui ne font pas mystère de leurs engagements : Jordan Bardella, Eric Ciotti, Alain de Benoît, Philippe de Villiers, pour s’en tenir aux plus connus,  tandis que Sonia Mabrouk, éditorialiste sur Europe 1 et au JDD, est appelée à animer une collection nouvelle. 

   C’est que le groupe de Vincent Bolloré travaille  à la fédération des énergies militantes  en vue des élections présidentielles de 2027: presse écrite, radio, télé, boutiques « Relay » dans les gares et les aéroports, l’appareil tout entier est engagé dans  une croisade sécuritaire, anti-immigrés, anti-avortement, hostile à toute loi sur la fin de vie, et plutôt climato-sceptique. Du côté de l’édition, une  nouvelle équipe installée à bas bruit  à la tête du groupe Hachette  entoure Fayard de ses meilleurs soins.   Et si Vincent Bolloré a renoncé à promouvoir prioritairement Eric Zemour dans ses différents médias au profit d’une stratégie d’union des droites (incluant le Rassemblement national et l’aile droite du parti Républicain), c’est par souci d’efficacité : la victoire, dit-on dans son entourage, serait à ce prix. 

   La direction de Fayard a beau jeu de plaider la liberté d’expression pour justifier sa contribution. Pour autant,  rien ne l’autorise à se réclamer, comme elle le fait périodiquement,  de Claude Durand, le patron emblématique de la maison.  Car Claude Durand a consacré  sa vie à promouvoir une  conception de l’édition à l’opposé de la sienne, à la faire partager à son actionnaire, à combattre aussi les idées qui hantent aujourd’hui les couloirs de ce qui fut une si belle maison. A l’époque, ce n’était pas aux officines de l’extrême droite que Fayard faisait de l’œil, mais au Seuil et à Gallimard.  Je puis en témoigner puisque je l’ai rejointe en 1993 pour amorcer une collaboration de près de quinze ans. Qu’on se souvienne, par ailleurs, de nos prises de position politiques. 

    En mars 1997, la présence au salon du livre de Paris d’un stand tenue par un faux-nez du Front National, dont le leader, Jean-Marie Le Pen, avait été plusieurs fois condamné par la justice pour incitation à la haine raciale, fit scandale. Claude dénonça « l’injure à l’égard des éditeurs, des auteurs et du public, lorsqu’on laisse des censeurs et des adversaires de la liberté venir profiter d’un espace de liberté pour diffuser leurs thèses totalitaires » (Le Monde, 14 mars 1997)

     Cinq ans plus tard, alors que le syndicat national de l’édition confirmait à Silvio Berlusconi, président du conseil, son vœu  de l’accueillir au salon du livre de Paris dont l’Italie était l’ invitée d’honneur, nous publiâmes, Christian Bourgois, Claude Durand  et moi-même un communiqué (31 janvier 2002) dénonçant  la composante  « postfasciste » du gouvernement de Silvio Berlusconi, dont le ministre de la culture procédait alors à  une véritable purge dans les milieux artistiques et culturels. 

   Vincent Bolloré n’est pas le seul à travailler à l’hégémonie culturelle de l’extrême droite. Pierre-Edouard Stérin, l’homme qui  s’emploie à  favoriser la gestation de «  bébés de souche européenne » en France, a tenté récemment de placer l’un des siens à la direction  du groupe Bayard (Le Monde, 26 novembre 2024). Mal lui en a pris : ici comme ailleurs, de belles actions de résistance ont répondu à  l’offensive des croisés du Grand remplacement,  et l’on se souvient par exemple que,   chez Fayard,  la présidente en place à l’heure de la prise de contrôle a payé de son poste  son refus de concéder  au groupe la libre utilisation de la marque dont elle avait la charge, en dépit de l’ offre qui lui était faite de  tripler son salaire. Mais c’est collectivement que nous devons maintenant réagir si nous voulons protéger nos fonds. 

     De quels moyens disposons-nous ?   De notre détermination, d’abord. Car  si la liberté d’ expression  passe bien sûr par la libre acquisition/création de maisons d’édition, nul ne saurait contester qu’il est  illégitime, de ce même point de vue, que le premier milliardaire venu puisse s’emparer et violer en toute liberté un catalogue édifié par d’autres que lui sans que les dépositaires de ces trésors patrimoniaux aient droit au chapitre. 

     Le droit d’auteur ne distingue-t-il pas le droit pécuniaire attaché au fruit de   la création et le droit moral attaché à l’œuvre ? Certains organes de presse, comme le Monde, ont trouvé la parade statutaire pour protéger l’indépendance des rédactions.  Soyons à notre tour  suffisamment imaginatifs  pour  protéger les fonds de nos maisons sans menacer  leur créativité. Et puisqu’il est  difficile  d’imaginer que les groupes, aussi  ouverts soient-ils,  s’engageront de gaieté de cœur  dans cette voie, pourquoi ne pas organiser des Assises  « Halte aux prédateurs » à l’initiative des éditeurs qui le voudront, en présence des libraires et de tous les acteurs de la chaîne du livre,   pour réfléchir à l’élaboration de ce droit positif de type nouveau?


Olivier Bétourné

Historien et éditeur, président de l’Institut Histoire et Lumières de la pensée,

ancien président des Editions du Seuil (2009-2018) et  vice-PDG de Fayard (1993-2006)


1 commentaire


Martine Marsat
Martine Marsat
05 sept.

Cher Olivier Bétourné, je tenais à vous exprimer mes sincères remerciements pour votre Tribune intitulée "Halte aux prédateurs !" qui nous incite à réfléchir profondément sur l'avenir de l'édition dans un contexte de pressions idéologiques croissantes.

Votre texte, véritable appel à la vigilance et à l’action collective, met en lumière l'importance cruciale de protéger la diversité des voix littéraires. En rassemblant les différentes parties prenantes du secteur, vous nous montrez qu'il est possible d'explorer des solutions innovantes pour sauvegarder non seulement la liberté d’expression, mais aussi l’intégrité culturelle et intellectuelle de l’édition française.

Dans cette optique, comment pouvons-nous mobiliser de manière efficace les auteurs, éditeurs et lecteurs afin de garantir que toutes les voix continuent à s'exprimer et à enrichir…

J'aime
bottom of page