top of page
  • Photo du rédacteurOlivier Bétourné

Jérémie Foa, Prix de la Contre-Allée 2022


Aucun membre du jury n’a échappé à l’enthousiasme. C’est qu’il y a un « style Foa », une façon nouvelle d’écrire l’histoire, une place faite à la subjectivité des acteurs qui fait puissamment écho aux sensibilités de l’ époque. Mais il y a surtout ceci : le plaisir manifeste que l’historien prend à raconter au plus près des passions quotidiennes la vie des habitants de Paris et de la province de ce temps-là emporte le lecteur le moins préparé.

Au départ du livre, il y a l’originalité et la qualité des sources, ces minutes notariales si riches en informations sur les protagonistes du drame : inventaires après décès, actes de succession, plaintes, plaidoyers et attestations diverses, tous documents qui autorisent l’historien-enquêteur à dessiner une nouvelle géographie urbaine au cœur de laquelle se déploient les sociabilités du temps. Cette nouvelle carte constitue le fond sur lequel évoluent les « héros » du livre, victimes ou bourreaux (organisateurs des massacres et hommes de main, fripouilles et crédules, pervers et crétins). Toute une galerie de portraits que l’on croirait sortis du Jardin des délices ou d’une chronique du siècle des destructions de masse, à moins qu’on n’ait affaire aux protagonistes d’ une entreprise meurtrière plus contemporaine encore. De quoi est fait le grand massacre de la Saint-Barthélemy qui suivit à Paris et dans plusieurs dizaines de villes de province (mais le précéda aussi parfois) l’assassinat de Coligny le 24 août 1572 ? D’une suite de petits règlements de compte entre amis qui s’étendit sur plusieurs semaines.

Catherine de Médicis, première responsable ? Pas si sûr. Et pas responsable, en tout cas, de la furie avec laquelle la pulsion de mort propulsa aux enfers la généreuse France des bons voisins, les uns affichant la conscience apaisée de celui qui massacre au nom de Dieu, les autres puisant leur justification d’avoir eu trop longtemps à souffrir tel parent indélicat. Pas davantage responsable, Catherine de Médicis, de l’engouement si largement partagé à invoquer l’appel de Dieu quand il est plus prosaïquement question d’épancher de bien médiocres passions privées, de ce déferlement de transgressions condamnées pourtant par la loi morale. Car si les hommes « naissent et demeurent libres et égaux en droit », en vertu d’une proclamation bien postérieure il est vrai à la Saint-Barthélemy, Foa nous rappelle que ce n’est pas d’hier qu’ils se massacrent les uns les autres à la première occasion, pas d’hier non plus qu’ils ont appris à y mettre la spontanéité et la bonne conscience qui convient. Lutte permanente de l’humanité contre elle-même. Pulsion contre institution. Invitation à penser les Lumières sombres.

Fidèle jusqu’au bout à son projet de braquer le projecteur sur les personnes, Jérémie Foa met en scène sa propre enquête à la façon d’un Philip Marlowe. Comment s’autoriser à interpréter tel document sans prendre le risque de solliciter l’aveu de celui qui témoigne ? Des doutes, l’historien en conçoit à chaque pas et il les expose sans fard dans le cours du récit. Non pas seulement pour le plaisir qu’éprouve toujours le peintre à s’assurer d’une place dans son propre tableau, mais pour introduire la distance critique qui tient en éveil celui qui écrit autant que celui qui lit, pour mettre en valeur l’hypothèse interprétative autant que pour mettre en garde contre elle.

Et c’est bien à cette aune-là que le livre donne sa pleine mesure historiographique. L’histoire sociale n ‘emprunte pas ici sa grammaire à la sociologie, comme dans les années 70 : histoire par en bas, dominants contre dominés, la parole enfin donnée aux oubliés de l’histoire. Non pas que cette préoccupation soit absente de Tous ceux qui tombent. Mais en traquant chez les acteurs et les victimes du massacre les ressorts de l’humaine condition, en s’attachant à percer les secrets de la subjectivité des uns et des autres, en s’émancipant d’une lecture exclusivement sociologique des rapports sociaux, ce récit fait effraction dans le confort historiographique issu des temps héroïques et contribue à nourrir le paradigme dominant de notre époque : il y a un demi-siècle nous parlions le langage des luttes sociales, nous parlons aujourd’hui celui du sujet individué –construit, souffrant, agissant, responsable, soucieux de ses droits. Le second n’a pas nécessairement vocation à se substituer au premier, mais bien plutôt à enrichir la connaissance historique par l’ouverture d’un nouvel angle de vue. Et sur ce plan-là aussi Jérémie Foa a des choses à nous dire.

Jérémie Foa, Tous ceux qui tombent. Visages du massacre de la Saint-Barthélemy, Paris, La Découverte, 2021.


Posts récents

Voir tout

Deux amis

bottom of page