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  • Photo du rédacteurÉlisabeth Roudinesco

Racisme et antisémitisme: l'universalisme dans la tempête

Racisme et antisémitisme : l’universalisme dans la tempête (27-29 juin), colloque organisé par la Plateforme internationale sur le racisme et l’antisémitisme (PIRA).


Tel est l’intitulé de la rencontre qui s’est déroulée à la Saline royale d’Arc-et-Senans à l’initiative de Michel Wieviorka, Régis Meyran et Philippe Portier, ainsi que de Serge Bufferne, Jean-François Chanet, Fabrice Peyrot et Hubert Tassy (membres du comité d’organisation), en partenariat avec le Rectorat de l’Académie de Besançon, l’Association pour le collège d’études mondiales de Paris (ACEMP), la région académique Bourgogne-Franche-Comté et le Groupe sociétés, religions, laïcités (GSRL, CNRS-EPHE-PSL).

Sophie Elizéon, haute fonctionnaire et préfète, participait à ce colloque en tant que Déléguée interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH)

Les intervenants :

Aurélien Aramini, Nathalie Albert-Moretti, Laetitia Atlani-Duault, OIivier Bétourné, Judit Bokser-Liwerant,, Jean-François Chanet, Ariane Chebel d’Appollonia, Mathias Dreyfuss, François Dubet, Sophie Elizéon, Fernando Garlin, François Jouen, Smaïn Laacher, Régis Meyran, Nobutaka Miura, Tariq Modood, Pap Ndiaye, Marie Peltier, Philippe Portier, Elisabeth Roudinesco, Chloé Santoro, John Solomos, Lilian Thuram, Annette Wieviorka, Michel Wieviorka.


Résumé de l’argumentaire :

L’universalisme, idéal d’égalité entre les êtres humains, issu de la philosophie des Lumières, a été mis à mal par divers courants de pensée qui lui reprochent son abstraction et sa négligence des inégalités induites par le colonialisme, par la domination des hommes sur les femmes, ou encore par la stigmatisation de différentes minorités. Peut-on aujourd’hui penser des valeurs universelles permettant à tous les citoyens de devenir des sujets à part entière quelles que soient leurs différences ? Peut-on critiquer l’universalisme sans pour autant détruire son projet ? Jusqu’à quel point les manifestations actuelles de racisme et d’antisémitisme engagent-elles la question de l’universalisme ?


Remarques sur le contexte

Ce colloque a été une grande réussite. Il réunissait des chercheurs issus de diverses nationalités (sociologues, historiens, philosophes, littéraires), tous désireux de se confronter à des points de vue différents des leurs sur un sujet brûlant en une confrontation libérée de tout esprit polémique . Une nette divergence est cependant apparue entre les chercheurs anglophones, rompus aux travaux des studies, et leurs homologues français, attachés à une redéfinition de l’universalisme et de la laïcité républicaine. Le public a largement participé aux échanges en posant des questions originales. Beaucoup d’enseignants et de doctorants, présents dans la salle, ont fait état des difficultés qu’ils rencontraient dans l’exercice de leur métier. Ce colloque s’est déroulé dans un climat d’ouverture à la discussion et à l’échange. Il a permis que soient abordées avec beaucoup d’intelligence des problèmes essentiels pour notre temps.


Tables rondes et débats

La première table ronde, animée par Michel Wieviorka, réunissait Pap Ndiaye, Régis Meyran, et moi-même sur le thème « identités et universalisme ».

Meyran a évoqué les trois propositions énoncées en 1784 par Emmanuel Kant dans Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique. Le philosophe caractérise le mouvement des Lumières comme émancipation de la personne humaine par la connaissance. L’histoire, dit-il, relève d’un déterminisme et la raison permet à l’homme de dépasser ses instincts. La nature n’est pas là pour le rendre heureux mais digne d’un possible bonheur qu’il doit acquérir par lui-même. Aussi bien doit-il oser penser en se libérant de la tutelle des vérités imposées de l'extérieur. A partir de ce texte qui définit l’universalité de la condition humaine, Meyran a souligné l’existence de deux formes d’identité, l’une ouverte, qui tend vers l’égalité, l’autre fermée, qui conduit au repli sur soi. Et il a comparé la conception nord-américaine de l’identité fermée à celle de la France : d’un côté le suprématisme (fondée sur la conviction de supériorité de la race blanche), de l’autre la thèse du « grand remplacement », hérité de Maurras et de la politique du régime de Vichy (terreur de la disparition de la race et de la civilisation dite « blanche »), l’une et l’autre étant l’expression d’une régression nationaliste fondée sur une peur imaginaire du « wokisme » et de « l’islamo-gauchisme ». Meyran a indiqué que la revendication d’une identité « ouverte », issue de Kant, était la meilleure manière de lutter contre une telle régression.

En s’appuyant lui aussi sur la conceptualité de l’ouverture et de la fermeture – l’identité « fine » ou « épaisse » -, Pap Ndiaye a fait un éloge de Toussaint Louverture (1743-1803), héros de la révolution haïtienne (Saint Domingue) et général de la République française, qui sut retourner en faveur des luttes contre l’esclavage les idéaux des droits de l’homme. Il a souligné ensuite que les revendications identitaires modernes étaient justifiées lorsque des minorités stigmatisées éprouvaient le besoin de se retrouver dans un entre-soi protecteur mais qu’elles ne devaient jamais être essentialisées. Il a ensuite retracé l’itinéraire d’Aimé Césaire et du mouvement de la négritude, soutenu par Sartre, ainsi que des conflits entre le poète et le Parti communiste français. Il a évoqué les relations difficiles entre Césaire et Aragon. Pap Ndiaye soutient l’idée que ces revendications sont un moment nécessaire de la dialectique des luttes contre l’ oppresseur mais qu’il est indispensable qu’elles embrassent d’emblée le principe de l’universalisme afin de ne pas figer l’identité dans une perspective de finitude.

Pour ma part j’ai recouru à la notion de dérive pour montrer que souvent ces mouvements identitaires, quand bien même ils sont nécessaires en un premier temps, risquent toujours de se retourner en leur contraire au point de favoriser le repli sur soi et de favoriser le classement des êtres humains en fonction de critères sans lien avec quelque trait culturel ou communautaire (négritude, judéité, etc.) que ce soit mais le plus souvent avec des handicaps érigés en identités : les sourds, les mal voyants, les personnes atteintes de diverses pathologies : achondroplasie, trisomie, autisme, etc. (Voir le best-seller d’Andrew Solomon Les Enfants exceptionnels. La famille à l’épreuve de la différence, Fayard, 2019.)

Autant il faut lutter contre toutes les discriminations dont sont victimes ces personnes, autant il faut s’écarter de l’idée qu’il s’agirait d’identité, sinon à rejoindre les sombres classifications de la dégénérescence de la fin du XIXè siècle. Quant à la définition de l’être humain, elle ne peut être catégorielle mais doit être fondée sur une triple approche : biologique, sociale, psychique. On ne peut donc opposer le genre au sexe, ni le social au psychique sans s’offrir au réductionnisme. J’ai rappelé à quel point l’enseignement de Claude Lévi-Strauss était important : jamais en effet la différence ne peut être pensée sans l’universel. Quant aux cultures, elles obéissent à la règle du « ni trop près, ni trop loin »

En ouverture de la deuxième journée, Michel Wieviorka a rappelé, en citant Victor Hugo, que l’idée d’universalisme était présente autant dans la philosophie grecque que dans le droit romain et dans le christianisme paulinien. En aucun cas l’universalisme ne saurait être regardé comme le produit de la culture occidentale : toutes les cultures en affirment la perspective. Nous vivons à l’ère d’une « cosmopolitisation du monde » qui suppose que chacun est susceptible d’ être à la fois coupable et victime. Wieviorka a rappelé aussi que la haine des juifs était au cœur de l’islamisme mais qu’un républicanisme trop figé, obsédé par la lutte contre un prétendu « islamo-gauchisme », était susceptible d’entraver les vrais combats contre tous les racismes

La table ronde consacrée aux rumeurs et aux complotismes a réuni Marie Peltier, Laetitia Atlani Duault et Fernando Garlin. Les intervenants ont fort bien décrit la caractéristique du discours complotiste, depuis les événements du 11 septembre 2001 jusqu’à la pandémie de covid, qui repose toujours sur la même mise en scène - des puissants agissant au service d’un intérêt dissimulé : « On a le droit de douter sans être accusé de quoi que ce soit… » Phrase récurrente dans les discours conspirationnistes qui supposent toujours que des minorités agissantes sont responsables de la destruction des valeurs de la démocratie. Exemple : au temps de la peste, on accusait les Juifs de propager la maladie.

La table ronde consacrée au thème « Mépris, injustices et discriminations » a réuni Jean-François Chanet et François Dubet, ainsi que Aurélien Aramini (professeur agrégé de philosophie) et Chloé Santoro (doctorante à l’université de Franche-Comté). De façon très brillante et avec beaucoup d’humour ces derniers ont relaté les difficultés qu’ils rencontraient auprès de leurs élèves lycéens divisés en « communautés » segmentées selon l’origine sociale et l’appartenance religieuse : chacun revendique son « délire » contre celui des autres. On a alors affaire, comme ils l’ont expliqué, à une juxtaposition de groupes qui sont dans l’obligation de cohabiter à l’école mais n’ont pas la moindre idée de ce qu’est la laïcité. Nombreux ont été les enseignants, dans l’assistance, qui ont fait état de la même expérience.

Jean-François Chanet a évoqué les relations entre l’éducation et la colonisation en décrivant plusieurs itinéraires d’acteurs de la Troisième République : en premier lieu Jules Ferry, dont 642 établissements portent le nom. Il a souligné que c’est au nom du même universalisme que Ferry a bâti l’Ecole républicaine et soutenu l’aventure coloniale : le meilleur et le pire. Il a ensuite évoqué la destinée de Ferdinand Buisson (1841-1932), grande figure de la pédagogie moderne et de la laïcité, prix Nobel de la paix et attaché à créer pour les enfants une école réellement égalitaire, alliant l’instruction et l’éducation : des « exceptions consolantes », terme par lequel il désignait les boursiers. Chanet a également parlé d’Ernest Lavisse, auteur d’un fameux manuel et surnommé « l’instituteur national ». Enfin il a évoqué la figure de Paul Bert, successeur de Ferry, anticlérical notoire et adepte de théories racialistes.

De son côté, François Dubet s’est interrogé sur les raisons pour lesquelles le sentiment de discrimination est devenu aussi essentiel de nos jours alors que la société démocratique est beaucoup moins discriminante qu’autrefois. Il a cité Tocqueville : plus l’égalité est réelle, moins on tolère les inégalités. Et il a noté que le fait d’être issu d’un milieu populaire était vécu comme un handicap et non plus comme une fierté. Il faudrait, a-t-il dit, reconstruire un récit commun dans l’enseignement qui puisse être partagé par tous les élèves.

Sur le thème « Penser la race », Nobutaka Miura, professeur d’études françaises à Tokyo a tenu à rappeler qu’il existait dans la tradition nationaliste japonaise des thèses eugénistes et racialistes inspirées de l’œuvre d’Arthur Gobineau. Alors qu’en France on prétend redouter le « péril jaune », au Japon on fustige le « péril blanc ». A la fin du XIXè siècle, la culture allemande a été importé au Japon par des échanges fructueux entre savants. Le mot « race » a alors été remplacé par « Volk » (peuple). Nobutaka a remarqué qu’on retrouvait des attitudes semblables chez les nationalistes : les uns rejettent l’orientalisme au nom de l’occidentalisme quand d’autres qualifient l’occidentalisme de colonialisme, récusant une prétendue « occidentalisation » du monde asiatique.

Depuis son Université (Warwick), John Solomos est intervenu en visioconférence sur des thématiques qu’il connaît parfaitement. Il a vanté les mérites des nouvelles générations de chercheurs du monde anglophone qui ont développé le domaine des studies, en insistant sur la nécessité d’inventer de nouveau concepts pour penser une réalité nouvelle, s’agissant notamment des études de genre, d’intersectionnalité ou de « colorisme » : ce terme est utilisé en sociologie pour définir la différence de traitement social entre les personnes à peau claire et les personnes à peau sombre. La norme étant la peau blanche, tout ce qui s’en éloigne est infériorisé, considéré comme laid, ou arriéré.

Solomos a affirmé qu’il fallait conserver le mot « race » dans les studies parce que la race est une « construction sociale » ( la racisation), quand bien même elle n’a aucun fondement scientifique. Thèse dont on sait qu’elle a fait l’objet de grandes controverses en France où le mot « race » a fini par être supprimé de l’article 1er de la Constitution pour être remplacé par « sexe » (12 juillet 2018).


La table ronde sur les enjeux sémantiques comme enjeux politiques, en ouverture de la troisième journée, a été l’occasion d’une intervention remarquée de Smaïn Laacher qui a souligné lui aussi la nécessité de repenser l’universalisme de façon ouverte tout en réaffirmant les valeurs de la République qui, en France, a toujours permis aux citoyens de s’émanciper des particularismes religieux et des accusations de prétendus « blasphèmes » tout en leur octroyant un droit absolu à pratiquer leurs cultes. Au contraire, Tariq Modood, comme John Solomos, est intervenu depuis l’Université de Bristol en visio-conférence pour revendiquer l’idée que l’islamophobie – en tant que rejet de l’islam - devait être combattue au même titre que le racisme et l’antisémitisme parce qu’elle serait l’antichambre du racisme génétique, thèse contestée, notamment en France. A cet égard, il considère donc que la critique d’une religion doit être regardée comme l’expression d’un « racisme culturel » et que l’islamophobie en fait partie : « un musulman non religieux » peut toujours être ciblé en tant que « musulman culturel », et à ce titre il est « racisé ». Ainsi les musulmans bosniaques ont-ils été « nettoyés ethniquement » en étant identifiés comme un groupe racial par des personnes qui culturellement, pourtant, étaient leurs semblables. Il a soutenu que les Juifs suscitaient une empathie du fait que le génocide dont ils ont été les victimes faisait désormais partie de leur identité, laquelle était instrumentalisée par l’Etat d’Israël en tant que « fierté juive ». Il a d’ailleurs souligné que toutes les identités pouvaient revêtir un caractère oppressif.

Cet exposé a suscité un débat assez vif.

Au cours de la table ronde consacrée à l’histoire et à la sociologie de l’antisémitisme, Bokser-Liwerant a retracé l’histoire des préjugés antisémites en relatant la manière dont l’immigration juive s’était déroulée en Amérique latine, terre d’asile pour les Juifs européens, en dressant un parallèle avec l’élimination des peuples indigènes. De son côté Annette Wieviorka a choisi d’exposer les itinéraires de deux intellectuels juifs assimilés, et donc « israélites » selon le terme classique : Léon Poliakov et Jules Isaac, le premier historien de l’antisémitisme et le deuxième coauteur, avec Albert Malet, de la plus célèbre collection de manuels scolaires (Hachette) de l’Ecole républicaine. Des générations d’enfants français ont en effet appris l’histoire de leur pays dans le fameux « Malet-Isaac », rédigé en grande partie par Isaac après la mort au combat de Malet en 1915. Révoqué par le régime de Vichy, Isaac a refusé de retirer son nom des manuels. Reçu par le pape Pie XII en 1949, il a demandé que la mention « peuple déicide » soit supprimée de la liturgie catholique. Dix ans plus tard, Jean XIII exaucera ce vœu. Cette position sera réaffirmée ultérieurement.

La table ronde consacrée à « L’universel à l’épreuve de la question juive et de l’abolition de l’esclavage » a réuni Mathias Dreyfuss (contraint à intervenir en visioconférence) et Olivier Bétourné, lequel a montré, à travers une intervention fort bien accueillie, que la puissance de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789) s’expliquait par son abstraction même – soit exactement ce que lui reproche la tradition empiriste –, par le fait qu’ elle subsume sous la catégorie d’ « homme » l’humanité tout entière. C’est ainsi qu’il n’a pas été nécessaire d’en changer une ligne lorsque le suffrage est devenu universel (trois ans plus tard), que l’esclavage a été aboli (cinq ans plus tard) et que les femmes ont été admises à l’égalité politique (plus d’ un siècle et demi plus tard), etc. Raison aussi pour laquelle elle a inspiré nombre de conventions internationales et qu’elle occupe toujours le sommet de la hiérarchie des normes en France. Bétourné a évoqué les conditions extraordinaires qui ont entouré son élaboration et qui en font le fruit par excellence de l’esprit de la Révolution française. L’émancipation des Juifs, qui en est l’expression directe, aura posé les fondements d’une liberté religieuse fondée sur l’intégration (et non sur l’assimilation). En regard de cette émancipation réussie, l’abolition de l’esclavage, tardive et provisoire, entravée par des intérêts économiques puissants, aura largement favorisé la défiance des peuples colonisés à l’endroit même des droits de l’homme et de l’universalisme français.

Philippe Portier a conclu brillamment le colloque en revendiquant, lui aussi, cet universalisme qui est au cœur de la conception française de la laïcité et qui – on l’oublie un peu trop – garantit, non seulement la liberté religieuse, par sa neutralité, mais aussi la liberté de conscience. Il a retracé les différentes interventions de l’Etat dans ces questions (Jean-Pierre Chevènement, Robert Badinter, Vincent Peillon) . Il évoqué ensuite ce mouvement de balancier qui caractérise la situation française, voire européenne : plus la sécularisation progresse, plus l’effervescence religieuse (désécularisation) s’affirme à travers des revendications identitaires qui se traduisent dans l’espace public par le port de vêtements liés à un culte ou au contraire, chez les « sans religion », par des manifestations corporelles ou par l’adhésion à des modes vestimentaires. Ainsi l’individu moderne exprime-t-il son appartenance à tel ou telle position identitaire : d’un côté le burkini (qui couvre entièrement le corps), de l’autre le monokini (qui le dénude), deux variantes de l’identitarisme contemporain. Aussi faut-il, selon Portier, réfléchir à de nouvelles conditions d’exercice du droit public. Quant à l’école, Portier maintient l’idée qu’elle doit servir à arracher les élèves aux déterminismes familiaux … alors même que les familles exercent une pression de plus en forte sur l’institution scolaire.


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