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  • Photo du rédacteurÉlisabeth Roudinesco

L’affiche jaune

Pour célébrer à sa manière la journée des femmes, le réseau social La Horde, censé combattre « méchamment » le fascisme et l’extrême droite, a cru bon de promouvoir, à travers un collectif d’action et de recherches sur la transphobie, un tabloïd complotiste, en date du 10 mars 2023, dans lequel se retrouvent pêle-mêle de prétendues catégories de « classification ». Citons-en quelques-unes : éco-essentialistes, pseudo écoféministes, réactionnaires, catholiques traditionnalistes, mouvance identitaire, dissidence féministe, abolitionnistes, universalistes, « femellistes ». A quoi s’ajoutent les « pseudosciences des enfants ». Le terme « pseudoscience », on le sait, est largement employé par les anti-freudiens radicaux et autres adeptes du Livre noir de la psychanalyse.

Se réclamant des sciences sociales, La Horde revendique la « cartographie », cet art de dessiner des cartes permettant de décrire, d’appréhender ou de mesurer certaines réalités du globe terrestre, la dynamique démographique et, bien sûr, les questions de géopolitique. Or, on le constate au premier coup d’oeil, les tabloïds colorés diffusés par La Horde et le collectif anti-transphobie ne relèvent ni de la cartographie universitaire ni des sciences sociales , mais d’une pratique de la calomnie destinée à identifier des « lobbies » ou des personnalités prétendument rattachés à l’extrême-droite, au fascisme, voire au néonazisme, tels, disent-ils, Elisabeth Badinter, JK Rowling et bien d’autres encore.

Sur l’un d’entre eux, coloré en jaune, apparaît mon visage avec, en surimpression, celui de l’Institut histoire et Lumières de la pensée (ihldp), identifié, donc, comme un centre de diffusion de thèses racistes et homophobes. Trois vignettes spécifient mon « appartenance identitaire » : « psy », « universitaire », « islamophobe ». Une flèche indique que je me réclame d’Espace analytique (EA), une association fondée en 1994 et dont je suis, en effet, membre d’honneur. Un peu plus haut apparaissent les noms et les portraits de plusieurs personnes – en majorité des psychanalystes – dont il est de notoriété publique que je ne partage aucune des opinions. Ces personnes méritent-elles, pour autant, d’être rattachées à leur tour au grand tabloïd de La Horde où figurent en majesté des néo-nazis, des nationalistes xénophobes et des fascistes ? L’infâme le dispute à l’absurde.

Jamais je n’aurais eu l’idée de commenter de tels « affichages » si celui qui est coloré en jaune ne mettait en cause, d’un côté, notre Institut et, de l’autre, le domaine de la psychanalyse d’enfants (qualifiée de « pseudoscience ») dont ma mère, Jenny Aubry, fut l’une des pionnières françaises.

Truffés de noms voués aux gémonies et de logos fléchés, ce tabloïd évoque irrésistiblement la célèbre Affiche rouge conçue par la propagande allemande et massivement placardée en France sous l’Occupation. Elle appelait à la dénonciation et à l’extermination de dix membres des FTP-MOI de la région parisienne, parmi lesquels Missak Manouchian, dont les cendres entreront bientôt au Panthéon. Certes, les auteurs de l’affiche jaune ne réclament pas la mise à mort de leurs ennemis. Mais le style est le même : on cloue au pilori des visages et des noms, on installe un dispositif d’identification par fléchage pour mieux « démontrer ».

Mais pourquoi tant de haine ? Eh bien parce que l’ihldp a organisé, le 20 mai 2022, au centre hospitalier Sainte-Anne, une rencontre sur la transidentité avec la participation de Patrick Landman et de pédopsychiatres : Serge Hefez, Jean Chambry, David Cohen, Agnès Condat. Pendant quatre heures, tous ces praticiens ont parlé de leur travail au quotidien devant un public passionné. Et si je les ai convié à la disputatio, c’est parce que leur parole d’experts est fondée sur une pratique hospitalière riche et que la vocation de l’ihldp est d’organiser des controverses savantes et non pas des concours de hurlements.

Mais cela n’a pas plu aux auteurs des tabloïds en question, qui ont sérieusement sermonnés les participants. N’ont-ils pas trahi la cause en acceptant de débattre à l’initiative de quelqu’un – en l’occurrence moi-même en tant que vice-présidente de l’ihldp – à qui les réseaux en question reprochent de vouloir éliminer comme des virus les malheureux enfants dits transgenres ? « Il semble, écrivent-ils , que l’acceptation d’un tel débat, relève d’un pari de bonne foi : celui que Mme Roudinesco, et sans doute avec elle les autres psychanalystes et essayistes divers, qui inondent depuis quelques années les librairies de pamphlets transphobes dépourvus de travail scientifique sur leur objet, sont simplement ignorant∙es, et le pari que des soignant∙es, en témoignant ‘ enfin ‘ (pour citer l’argumentaire du débat), de leur pratique clinique auprès des personnes trans, apaiseraient les craintes exprimées par Mme Roudinesco. »

Et encore : « La naïveté consiste à croire que l’inquiétude (sic) exprimée par Mme Roudinesco, comme par d’autres intellectuel∙les, relève d’une position rationnelle, prête à entendre des raisons adverses et à changer en fonction de celles-ci (…). L’erreur consiste en premier lieu, en acceptant le dialogue avec Mme Roudinesco, à faire d’elle une interlocutrice valable sur le sujet de la transidentité, malgré son absence de spécialisation et la nature strictement subjective — et injurieuse — de ses propos sur le sujet. L’acceptation d’une telle interlocutrice condamne toute prétention de ce débat à la scientificité. » (Hypothèses.org, 14 avril 2022).

Voilà donc l’ihldp réduit au rôle d’officine douteuse chargée de piéger d’éminents médecins. A ma connaissance, ces derniers n’ont pourtant pas eu à se plaindre de cette réunion, dont on peut trouver le compte-rendu sur le site de l’Institut. Et puis il est tout de même bien insultant de traiter de naïfs, sans plus d’égards ni de considération, les principaux représentants de l’école française de pédopsychiatrie. Mais ce n’est pas tout.

En me rangeant dans la case jaunâtre des adeptes des « pseudosciences des enfants », les auteurs du tabloïd du 10 mars 2023 s’en prennent indirectement à Jenny Aubry. Pour ma part, en effet, je ne me suis jamais occupé d’enfants et je me suis contenté d’intervenir dans le débat pour dire ma conviction qu’il est nécessaire de réglementer les traitements d’enfants transgenres et de réfléchir à la multiplication des cas déclarés depuis quelque temps : un « raz de marée » dit Serge Hefez. Et comme il fallait bien me mettre en cause, d’une façon ou d’une autre, après avoir couvert de tags mon visage sur les affiches de mon dernier livre placardées dans Paris, on s’en est pris à Espace analytique qui a abrité un colloque en hommage …à Jenny Aubry, le 5 mars 2023, à l’initiative d’ Alain Vanier, Pierre Marie, Fethi Benslama, Caroline Eliacheff et Pierre Delion. Le « lobby », donc, des « pseudosciences des enfants ».

Je n’aime pas que l’on m’insulte, mais je n’accepte pas que l’on insulte ma mère. Et pas davantage qu’on s’en prenne à elle à travers moi. Pédiatre, neurologue, médecin des hôpitaux, psychanalyste, résistante de la première heure, amie d’Elisabeth de la Bourdonnaye, ma marraine (Dexia dans la Résistance), Jenny Aubry a consacré sa vie entière aux enfants : enfants juifs pendant l’Occupation, enfants abandonnés, maltraités, malades, autistes, handicapés. Elle n’a jamais cessé « d’oser l’enfance » dans la droite ligne d’un héritage hugolien.

Mesdames et Messieurs de l’Affiche jaune, vous voilà prévenus.


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